LES ETOILES NOIRES

Par Marcabru Dans LA CHANSON DE MARCABRU

I – VISION

L’univers me semble noir.
L’univers me semble triste,
Il respire, désespérément vide et froid.

Souvent, le soir, dans ce train,
Quand les ombres autour de moi lisent ou somnolent pour oublier,
Je pose la tête sur la vitre et je regarde ce tunnel noir.
Mes pensées fuient alors vers les objets de ma poésie, de ma terreur :
Les étoiles noires.
Noires comme le reste.

Je frémis et je ferme les yeux.
Le vertige et la nausée m’envahissent sans pitié,
Dans notre univers sans fin mon destin se délite, illusoire.
Infinis ou non, l’espace et le temps m’écrasent de leur immense silence.

Et je vous regarde, je vous envie.
Un voile vous protège, ou peut-être n’était-ce qu’une illusion ?
Sur moi presque seul la peur égrène ses hallucinations éthérées.
Je ne comprends rien à l’univers.
Et ne jamais effleurer sa finalité.
Je ne comprends que « rien », et pourtant…

N’y avait-il donc que le rien ? Un vide, une essence évidente ?
Non, cela est trop.
Notre grande explosion n’est rien, qu’en sait-on ? Rien de toute évidence.
Vient alors l’implacable œuvre du temps, apparu de nulle part,
Le temps qui éjacule sa flèche vers nous,
Et dévoile son imposante masse et sa lumière aveuglante de raison.

Le cosmos semble aujourd’hui un jardin,
Dans lequel nous plantons régulièrement notre œil et notre savoir.
Nous le scrutons et nous le comprenons souvent.
Pourtant, même si l’univers nous dévoile peu à peu ses secrets,
La Création et notre oubli restent un mystère effarant.

Il fut un autre temps du rien, celui de l’absence de notre pensée, absoute ou condamnée,
Mais la peur surgit telle une ombre :
Dans sa longue glissade vers l’oubli, l’homme a mis bas sa pensée,
Est-ce une unique entité non physique de notre univers ?
Illusion probable héritée de nos aïeux, la pensée semble être la propriété de l’homme.
Sans la pensée, l’homme n’aurait pas conscience d’exister, serait-il uniquement ?
Nous ne sommes pourtant que des bêtes chimiques,
Notre reproduction sonne le fruit de notre amour, animal…
Mais nous ne pensons juste comme un chien, comme un rat, à leurs façons.
Notre pensée dans un regard divin a éclose,
Nous pensons mais ne savons presque « rien » de nos pensées…

L’essence même de l’homme se dissout en mystères,
De même que le souffle sacré de l’origine de notre univers.
Face aux deux dernières faiblesses de la raison s’imposent Dieu et l’Ame.
Mais sans l’homme et sa pensée curieuse ? Néant ou mythologies ?
Le grand architecte de notre création et de nos pensées soutient nos faiblesses.

De mes tristesses quotidiennes s’évanouit cet espoir…
L’homme est seul, sa pensée fugitive est le fruit mûr de son évolution, et de sa perte.
Comprendre, reproduire un jour la mécanique malicieuse de la pensée ?
L’âme n’aura plus alors aucun sens. Seul l’homme et sa pensée chimique et mortelle…
Nulle âme, Nul créateur, nul salut…
Seuls les témoins, puis l’oubli avant la poussière.

Et notre aveuglante genèse ?
La création de l’univers, un univers déterministe.
Cet univers, aux confins de notre raison,
Qui n’aurait pas eu besoin de cette désolante création,
Mais qui serait, et qui aurait tout simplement toujours été, lumière ou matière.
Quelle sera alors la place des divinités dans un tel Univers ?

 

II – LE COULOIR DE L’OUBLI

Vous, expression sourde et rebelle de l’oubli, pour moi amer.
En votre place bienveillante, je vous aperçois, je vous imagine,
Dérobé le vide jouissif de votre nonchalance…

A des années lumières de mon tracas sidéral,
Vous livrez votre esprit à une vie quasi monastique :
Cloisonnés dans des murs blancs ou gris,
Labeur et oisiveté rythment votre éclatement dans le temps.
Des pensées vers des êtres chers, des amours qui se rétractent et se déchirent,
Seule la perte d’un proche frappe discrètement votre respect,
Vous rappelle éphémère la désolation, votre terrible condition : une mort,
Et au-delà même du couloir de la mort, l’oubli, inévitable malgré les offrandes.
Le gouffre vous apparaît comme injuste mais vertueux.
De rage, vous versez alors une larme.

Confiné dans ce sinistre apparat de poète, mon esprit malheureux navigue,
Au-delà du gouffre entraperçu, et s’écrase en sanglots.
Mon désespoir, ma folle peur des étoiles noires,
Sont les fruits pourris de cette introspection stellaire.
Sans cesse j’imagine le vide de l’univers, le vide divin, le vide de sens. Le gouffre.
Dans le cratère de mes hallucinations coule un sang noir, le sang de l’homme, mortel comme une étoile.

Se savoir condamné. Non pas par la mort elle-même, funeste, mais par l’oubli.
L’oubli définitif…
Un jour, mes proches, les êtres qui m’auront aimé disparaîtront eux aussi,
Avec eux les derniers souvenirs de mon être, ainsi que les dernières pensées d’amour pour moi.
Au mieux quelques vers et pensées survoleront quelques années,
Mais inévitablement, les derniers vestiges de mon être s’éteindront avec l’humanité,
Quand le grand soleil qui nous a jeté la vie mourra.
L’humanité mourra, les hommes leurs œuvres et leurs pensées s’essouffleront à jamais dans l’éther.
Tout ce que l’on a pu faire, espérer, penser, aimer et construire est vain, vide d’amour et d’espoir.

Quoique nous fassions pour nous et pour le plaisir des générations futures, la postérité est un leurre. L’humanité entière sombrera. Ainsi l’oubli nous terrassera pour toujours.
Plus personne pour nous aimer encore.
La mort n’est pas la mort. Seul l’oubli tue.

 

III – DE L’ART ET DU PLAISIR

Je ne suis qu’un miséreux aux portes de l’enfer, souffrant de vertige :
Au bord d’un précipice, au bord du gouffre, spasme de mon esprit,
Dans lequel s’engloutissent sans fin ma peur et ma raison,
Ma folie obscure de cet univers sans faille.
Je suis irrésistiblement attiré par ce trou noir où mes cris restent prisonniers.
Pourtant, face à cette perte assurée, je veux survivre dans cet être ou s’abîme ma poésie.

L’art, expression d’un idéal de beauté dans les œuvres humaines.
Ultime tentative de figer la beauté.
La sculpture, la peinture, la littérature et autres nous livrent la quintessence du corps et de l’âme,
Fuite désespérée, éternelle poursuite du temps,
Recherche perpétuelle de cette beauté,
Fragile et affolante, mais qui glisse avec le temps en s’étiolant comme les lèvres d’une femme.

Le plaisir, pour habiller les lumières de nos sens.
En user et en abuser, vivre de beauté, de l’instant présent.
L’art est un plaisir, le plaisir un art.
Au bord de ce gouffre éternellement agressant, seuls le Plaisir et l’Art s’offrent à moi.

La poésie m’amène droit devant la fascinante beauté du gouffre,
Ce vertige qui m’assène sa rancœur millénaire.

Fuir est vain. Vivre l’est aussi éperdument.
Avoir le courage d’en vivre ne passe guère que par l’art : montrer une ineffable beauté,
Des réalités absurdes, insolentes, qui nous émeuvent et nous caressent.
Le monde avec les yeux de l’innocence, les yeux de la perversité parfois…
C’est là justement que se trouve une justification profonde de ce recueil, écueil de mes espoirs,
Cercueil de ma foi, écume de sourires et d’amour blessés.
Vous aimer, aimer les sourires et les enfants.

L’art est le plaisir, plaisir d’aider, d’aimer les autres, plaisir de se sentir libre,
Plaisir de crucifier votre ignorance, plaisir lubrique, plaisir tout court.
Le plaisir de partager ma souffrance, mes étoiles noires :
Tout ce qui brille si fort en moi mais que je ne puis irradier.
Ce plaisir est le cœur de ma vie, même si, arraché par le délire amoureux, le désespoir et la nausée,
Le bonheur n’y est pas et n’y sera jamais…

décembre 1995 – mai 1997

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