I – LE DOMAINE DE JAUFRÉ

A l’aube encore sur la table on ripaille.
Dans les plats en argent les victuailles
Luisantes s’écroule dans les gosiers,
De vin de cris et de chair inondés.
Plaisirs lourds engouffrés vers le matin,
Les dames de nuit s’affaissent, catins
Sur la chevalerie victorieuse.
Regards fiévreux se posent sur ces gueuses,
Le nectar coule. Les mains en le jus
La viande amarante et les femmes nues
Trempent et se ruent. Les chansonniers du Roi
Poésie au matin grivois sans foi
Mêlent l’ivresse et l’oubli, chants d’amour
Comme pour oublier leur chagrin vautour,
Brume de toute création flétrie.
Ils sucent les os, boivent dans leurs verres,
Jettent les ardents chevaliers par terre
Aiment leurs dames, dont Reine Blandine
Et découvrent leur grasse poitrine,
Chantent l’amour sous leurs jupons perdus,
Mettent leurs feux dans ces cuisses trapues.
Sa majesté Jaufré, ivre vermeil
S’est effondré sans bruit en son sommeil
Dans les bras des jongleurs, volent son or
De leurs mains sales arrachent ce trésor,
Rient de lui, arrosent de vin leur Roi,
Fou d’un soir, une épave entre leurs doigts.
Dressé en bout de table, Marcabru
Etre surgi des lueurs du vécu
Admire Reine Blandine se faire
Ecarteler par ses chanteurs d’éther.
Chanson d’amour, plaisir nocturne et cru,
Croupe épaisse fertile et défendue,
Amour facile, chair pourpre de Blandine :
Marcabru, fier, désire son âme fine.
Mal unie à Jaufré, émerveillée
Par les baisers râpeux des chansonniers,
Marcabru sur son visage défait
Marque les traits d’une passion formée,
Et chante fort les caresses des âmes,
Effleure leur art sournois de ses larmes.
Elle se détourne ; sourire grivois
Sourire pur en son amour se noie.
Il s’approche, en son feu cette effusion,
Sa main frétille comme une illusion.
Geste fugace dans ses cuisses blanches
Désir intense de percer ses hanches.
Il lui crache les cendres de sa peur :
« -Fol amour, ma Dame ». Autour, la stupeur,
Les chansonniers secouent le Roi Jaufré :
Marcabru s’enferme dans le palais
Et s’enfuit sur ce passé oublié :
Maudits et absents les désirs secrets !
Blandine écarte les corps vomissants
Pour blesser le chanteur ensorcelant,
Et rejoint sans bruit la salle d’amour.
Ambre forte ombre rouge noire autour
Elle s’approche plus prêt du chansonnier
Au visage translucide et marqué.
Aveu vacant de perte, lèvres tristes
Marcabru s’agenouille entre ses cuisses,
Chair pourpre, opulent reflet de son âme.
Les yeux perles de l’aurore de Dame
Se mutilent en un regard de tigresse.
Comme le glaive elle n’est qu’une traîtresse :
« -Marcabru, tu me trompes tu es laid. »
Les chansonniers entrent dans le palais :
« -Marcabru, sale frère tu es laid ! »
Le Roi en son poing levé la colère
« -Exécutez-le ! Buvez-le, traître ! »
Marcabru, soupir d’ivresse et de flammes :
Fuite. Tous rient autour, écueil du drame.
Banni, au poète nul ne pardonne.
Dans la forêt cette chanson fredonne :
« L’œil source de mon cœur meurtri
Amer oubli de mon amour détruit. »

 

II – QUELQUE PART DANS LE CIEL, UNE ETOILE NOIRE

Marcabru dans une forêt s’avance
Jusqu’aux limites les plus enivrantes
De son malheur, l’absorbe éreinté
En cris intérieurs et apprivoisés.
Les larmes suintent vers ce cœur défait
Inondent son être de cette écume,
Dame ! Les yeux crevés dans cette brume
Tenace comme les parfums de mort.
Autour, priez donc pour son triste sort.
La colère ! Espoir déchu Marcabru
Abat son poing sur ce plaisir menu.
Les noirs embruns de sa furie de lune
Crachat du désir latent de sa muse,
Il jette l’anathème sur les êtres
Les souvenirs de cette union secrète.
Coule alors la chanson du damné :
Effusion d’images, phrases blessées
Sphères carcérales de son amour
Parfait… A la raison il reste sourd :
Sous les feux de la furie de ses yeux
Il rêve tel l’archange envoyer Dieu
Et les siens, traîtres sans âmes en enfer,
Sur son cœur le baiser de Lucifer…
A chaque pas, cette chanson le blesse
La forêt se fait toujours plus épaisse
De souvenirs blessants et larmoyants.
Marcabru glisse douloureusement
Vers sa libération. Ne pas mourir !
Et alors durant sept jours à souffrir,
Il enjambe les forêts du royaume
De cette amertume apaisée de drogue.
Il désire de nuit appauvrir son âme
Du chagrin mis à nu par cette flamme :
Son cœur ne cri plus « Vengeance en le ciel ! »
Sa félonie ne dit plus « Roi de fiel ! »
Marcabru, face au vent oublie ce drame.
« Solitude, ma merveilleuse compagne… »

Epuisé par son périple arrogant,
Au bord du fleuve long et languissant
Marcabru se délecte de repos,
Son regard délétère figé dans l’eau.
Au loin la lune se reflète, légère
Comme un écho de braises et de lumière
Comme une larme blottie dans ses yeux.
Il sourit, émerveillé mais soucieux
La lune est rousse, comme le manteau
De cette forêt de cuivre et d’automne.
Mais soudain Marcabru se sent si seul…
Son corps se morfond d’une angoisse veule :
Cette peur grandit ; Celle, il se souvient
Des vieux manoirs sournois et assassins.
Mais pourquoi la lune le ciel, la terre
Sont-ils rouges ! Le sang coule des enfers…
Le jugement dernier, écueil du temps
Aura raison de son âme, manant !
Marcabru se détourne vers le ciel.
Le poète lui sourit, oublie sa haine
Et glisse le long du fleuve tranquille
La douce folie que de s’endormir !

Mais les dahlias noirs viennent anéantir
Son doux repos ; tout est pourtant si calme
Mais toujours si seul, noyé dans ce drame.
Lumière insouciante la lune est claire,
Son calme est le mensonge de la terre.
Le ciel est noir, désespérément noir
Parsemé de milliers d’étoiles en pleurs
D’âmes pures grandies près du seigneur.
Tout brûle dans ce ciel obscur du soir.
Un éclair foudroie son échine, peur
Glacé, ce frisson lointain de terreur.
Ses yeux se figent, quelque part dans le ciel
Ses sens l’abandonnent, là-haut dans ce ciel.
Son regard se fixe entre ces étoiles,
Avance et avance donc la douleur !
Celle qui se confond avec la peur
« Pourquoi le ciel est-il toujours aussi noir ?
Je t’en supplie, répond moi mon regard ! »
Une vision nocturne de détresse,
D’une solitude son cœur agresse.
Il se sent blessé par l’apparition
Sans substance, ombrage de sa passion.
Un tremblement sourd surgit des enfers :
Les hippogriffes de la nuit et fiers
Arrachent de leur souffle sa raison.
Son effroi se glisse dans l’horizon,
Emporté le sourire de la mort.
Ces vagues glacées secouent tout son corps
La transe en peur ! Peur du noir Lucifer !
Lumière tamisée enfin se libère
De cet écrin d’étoiles violentées,
Comme un soleil ou un Dieu qui renaît
Des gouffres effrénés de nos enfers.
Et dans un tourbillon de vent d’éclats
Apocalypse de colères, de cris,
Son regard sans vie emporte son crâne
Entre ces myriades d’étoiles en flammes.
Engouffré vers cet infini sans nom
A la recherche de l’astre immonde,
Il tend ses mains vers sa solitude,
Elle lui répond « personne ! » elle est impure.
Sonne alors ce cri l’olifant du gouffre
Il embrasse cet éther de velours
Et se sent à tout jamais emporté,
Absorbé par une étoile oubliée.

 

III – LA CRYPTIE DES LORDS

Marcabru longtemps marcha vers le nord.
Au loin, à l’horizon s’étend la mort ;
Souvent il se retourna vers Blandine,
Souvent il maudit ce gouffre à souffrir.
Au bord de cet océan de tendresse,
Oubli lâche du malheur de l’ivresse,
Marcabru retrouva enfin les hommes
Indolents de son chagrin carnivore.

Ces marchands et aventuriers écoutent
L’animal abandonné sur leur route :
Curieux, ce troubadour chante le mal…
Il remercie fort ces sujets affables.
« Chante donc la peur ! Marcabru de verre
Plus tu y croiras et moi tu espères,
Suis-nous, cœur blessé, au pays des Lords. »
Le départ vers le nord au chant du cor :
Le troubadour sur les mers agitées,
Laisse son immense crainte traîner :
« L’océan est trop vaste pour mes yeux
Comme un chagrin sur l’épaule d’un Dieu. »
Pour sept semaines et pleure le navire,
Sur la mer grise ses chansons naviguent :
« Mais derrière, au loin, où es-tu le gouffre ?
Ne vois-tu donc pas à quel point je souffre ! »
La terre enfin se blottit dans ses yeux :
« Suis ton chemin vers le nord, miséreux. »

Marcabru marcha vers les hauts plateaux.
Spectacle vengeur rageur mais si beau :
Ce pays est déchiré par les peurs
Du passé et des collines en pleurs :
Au-delà des brumes et des spectres troublés
Marcabru sa mort croit se dessiner.
A côté du lac de ces vents épiques
Le castel sombre lugubre et sinistre
S’élève comme un tombeau sans croix.
A l’entrée de ce vieux manoir sournois,
Cette sylphide blanche et rayonnante
L’accueille, sourire sincère, inquiétante.
« Bienvenu Marcabru, nous t’attendions
Dans notre pays glauque de passion.
Prie tes Dieux pour la beauté de nos larmes
Derrière le nord les montagnes s’évadent
Comme des collines blanches vers les Cieux
D’où s’inonde de toi mon regard bleu.
Temps clair, la verdure coule dans le lac
Tant de haine, le sang suinte vers le lac.
Viens, je vais te présenter mes amis,
Maîtres de céans des arts endormis :
Nos chers Lords de nos espoirs disparus,
Les amis des ténèbres, Marcabru.
-Comment te remercier ? Femme à éprendre. »
Sourire, victoire, par amour se perdre,
Incursion vers cette étoile si brève.
Les Lords, soucieux mais ravis, se lèvent :
« -Frère toi qui viens d’en bas, qui es-tu ?
-Je ne suis qu’un poète, Marcabru.
-Le poète est fait pour cracher des vers
Qui n’intéresse que le temps l’éther.
Non Marcabru, ne tourne pas les yeux !
Suis-nous dans le royaume de nos Cieux :
Regarde le gouffre de ta solitude
De ton cœur puant la décrépitude
De ta vie de tes peurs ôte ce voile !
Regarde là-haut, dans le ciel cette étoile,
Ton art vaincu cette lueur allume
-Mais dans votre ciel je ne vois que brume !
Que le ciel noir. Vous n’êtes que des spectres !
-Oui, ton étoile est un gouffre de l’être,
De souffrances de puissances du mal
Obscures et muettes, ordre fatal.
Marcabru, tu n’es qu’une étoile noire,
Ta poésie est ta lumière, ton phare
Malgré sa puissance, elle n’est qu’un enclos,
Les hommes ne sauront l’apercevoir.
Ils ne verront que les mots pas les maux.
Malgré son aura elle ne brille pas. »
Marcabru veut partir briser sa foi.
« Reste. »

IV – LA LÉGENDE DE MARCABRU

La gardienne des plaines, regard blafard,
Montre à Marcabru le gouffre de l’art.
Liaison sculptée dans leurs cauchemars
Les écueils aux cœurs impénétrables
Se déchirent de passions et de larmes,
Révolté envoûté l’amour sans armes.

Mais le malheur frappe son bel amant.
En enfer, du drame coule le sang
De la sylphide rayonnante envie
Ingénue encline à la mélancolie.
A l’ombre des fleurs tristes de son corps
Ô jamais rien ne ternira sa mort !
Marcabru, échos crispés égéries
D’une passion mystérieuse et unique,
Chante pleure sa passion perdue
Cri et enfouit sa femme disparue :
« Blanche et rayonnante aura des Cieux
Flotte à jamais son teint délicieux
Son regard perdu, furtif et futile,
Eclat soyeux d’un amour inutile. »

Brumes pesantes, sept années à souffrir
De ce chagrin éclatant se languir
Marcabru chante et pleure son gouffre
Embrassant en douceur son cœur de soufre.
Notre chanteur les Lords et la sylphide
-Un spectre brûlant aux douceurs livides-
Se rassemblent pour pleurer sur son sort.
Sur son autel ne pensez à personne !
Sanctuaire de son plaisir vaincu
Nouvelles chansons les Lords sont émus.
Nature grandiose et femme confuse
Depuis longtemps emportée par les flots
Des déchirements de l’âme et des mots :
« Poète, le bonheur ignore à jamais
Ta voie, celle où tu expies tes péchés. »

Terreur des âmes le lac se déchaîne
Déracine les ténèbres, la haine
Figé le gouffre, torpeur de son amour.
Surgissant l’infini solitude
Du poète est née, l’ultime vertu.
Ce jour-là, Marcabru fut emporté
Par le lac, moins hideux que le sacré.
De profundis. A Dieu le damné !

« Ainsi naquit la légende parfaite :
Depuis sa mort solitaire, tous les siècles
Le bouillant poète ressuscité
A la surface du lac vient crever.
Un souffle alors glisse dans l’univers,
Dans l’aurore à la vitesse de l’éclair
Abat son horrible malédiction,
Les fleurs de son effroyable vision
Sur la frêle innocence adolescence
Des poètes aux perspectives enivrantes :
Pour la vie les arômes littéraires
S’abattent, souffrances atroces, en enfer. »

Psalmodiant en douleur cette chanson,
Les Lords disparaissent à l’horizon.

juillet – novembre 1995

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